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ACTE IV.
SCÈNE PREMIÈRE.DONE ELVIRE, DOM ALVAR.
DONE ELVIRE.
1088 Retournez, Dom Alvar, et perdez
l'espérance 1089 De me persuader l'oubli de cette offense. 1090 Cette plaie en mon coeur ne sauroit se guérir, 1091 Et les soins qu'on en prend ne font rien que l'aigrir. 1092 À quelques faux respects croit-il que je défère ? 1093 Non, non : il a poussé trop avant ma colère ; 1094 Et son vain repentir, qui porte ici vos pas, 1095 Sollicite un pardon que vous n'obtiendrez pas.
DOM ALVAR.
1096 Madame, il fait pitié. Jamais
coeur, que je pense, 1097 Par un plus vif remords n'expia son offense ; 1098 Et si dans sa douleur vous le considériez, 1099 Il toucheroit votre âme, et vous l'excuseriez. page 292 1100 On sait bien que le Prince est dans un âge à suivre 1101 Les premiers mouvements où son âme se livre, 1102 Et qu'en un sang bouillant toutes les passions 1103 Ne laissent guère place à des réflexions. 1104 Dom Lope, prévenu d'une fausse lumière, 1105 De l'erreur de son maître a fourni la matière. 1106 Un bruit assez confus, dont le zèle indiscret 1107 A de l'abord du Comte éventé le secret, 1108 Vous avoit mise aussi de cette intelligence 1109 Qui dans ces lieux gardés a donné sa présence. 1110 Le Prince a cru l'avis, et son amour séduit, 1111 Sur une fausse alarme, a fait tout ce grand bruit. 1112 Mais d'une telle erreur son âme est revenue : 1113 Votre innocence enfin lui vient d'être connue, 1114 Et Dom Lope qu'il chasse est un visible effet 1115 Du vif remords qu'il sent de l'éclat qu'il a fait.
DONE ELVIRE.
1116 Ah ! c'est trop promptement
qu'il croit mon innocence ; 1117 Il n'en a pas encore une entière assurance : 1118 Dites-lui, dites-lui qu'il doit bien tout peser, 1119 Et ne se hâter point, de peur de s'abuser.
DOM ALVAR.
1120 Madame, il sait trop bien...
DONE ELVIRE.
Mais, Dom Alvar, de grâce,
1121 N'étendons pas plus loin un
discours qui me lasse : 1122 Il réveille un chagrin qui vient à contre-temps 1123 En troubler dans mon coeur d'autres plus importants. 1124 Oui, d'un trop grand malheur la surprise me presse, 1125 Et le bruit du trépas de l'illustre Comtesse 1126 Doit s'emparer si bien de tout mon déplaisir, 1127 Qu'aucun autre souci n'a droit de me saisir. page 293
DOM ALVAR.
1128 Madame, ce peut être une fausse
nouvelle ; 1129 Mais mon retour au Prince en porte une cruelle.
DONE ELVIRE.
1130 De quelque grand ennui qu'il
puisse être agité, 1131 Il en aura toujours moins qu'il n'a mérité. SCÈNE II.DONE ELVIRE, ÉLISE.
ÉLISE.
1132 J'attendois qu'il sortît,
Madame, pour vous dire 1133 Ce qui veut maintenant que votre âme respire, 1134 Puisque votre chagrin, dans un moment d'ici, 1135 Du sort de Done Ignès peut se voir éclairci. 1136 Un inconnu qui vient pour cette confidence 1137 Vous fait par un des siens demander audience.
DONE ELVIRE.
1138 Élise, il faut le voir : qu'il
vienne promptement.
ÉLISE.
1139 Mais il veut n'être vu que
de vous seulement ; 1140 Et par cet envoyé, Madame, il sollicite 1141 Qu'il puisse sans témoins vous rendre sa visite.
DONE ELVIRE.
1142 Hé bien ! nous serons seuls,
et je vais l'ordonner, 1143 Tandis que tu prendras le soin de l'amener. 1144 Que mon impatience en ce moment est forte ! 1145 Ô destins, est-ce joie ou douleur qu'on m'apporte ? page 294 SCÈNE IIIDOM PÈDRE, ÉLISE.
ÉLISE.
1146 Où... ?
DOM PÈDRE.
Si vous me cherchez, Madame, me voici.
ÉLISE.
1147 En quel lieu votre maître...
?
DOM PÈDRE.
Il est proche d'ici :
1148 Le ferai-je venir ?
ÉLISE.
Dites-lui qu'il s'avance,
1149 Assuré qu'on l'attend avec
impatience,1150 Et qu'il ne se verra d'aucuns yeux éclairé. 1151 Je ne sais quel secret en doit être auguré : 1152 Tant de précautions qu'il affecte de prendre... 1153 Mais le voici déjà. page 295 SCÈNE IV.DONE IGNÈS, ÉLISE.
ÉLISE.
Seigneur, pour vous attendre
1154 On a fait... Mais que vois-je
? Ha ! Madame, mes yeux...
DONE IGNÈS, en habit de cavalier.
1155 Ne me découvrez point, Élise,
dans ces lieux, 1156 Et laissez respirer ma triste destinée 1157 Sous une feinte mort que je me suis donnée. 1158 C'est elle qui m'arrache à tous mes fiers tyrans, 1159 Car je puis sous ce nom comprendre mes parents. 1160 J'ai par elle évité cet hymen redoutable, 1161 Pour qui j'aurois souffert une mort véritable ; 1162 Et sous cet équipage et le bruit de ma mort 1163 Il faut cacher à tous le secret de mon sort, 1164 Pour me voir à l'abri de l'injuste poursuite 1165 Qui pourroit dans ces lieux persécuter ma fuite.
ÉLISE.
1166 Ma surprise en public eût
trahi vos desirs ; 1167 Mais allez là dedans étouffer des soupirs, 1168 Et des charmants transports d'une pleine allégresse 1169 Saisir à votre aspect le coeur de la Princesse. 1170 Vous la trouverez seule : elle-même a pris soin 1171 Que votre abord fût libre et n'eût aucun témoin. 1172 Vois-je pas Dom Alvar ? page 296 SCÈNE V.DOM ALVAR, ÉLISE.
DOM ALVAR.
Le Prince me renvoie
1173 Vous prier que pour lui votre
crédit s'emploie. 1174 De ses jours, belle Élise, on doit n'espérer rien, 1175 S'il n'obtient par vos soins un moment d'entretien ; 1176 Son âme a des transports... Mais le voici lui-même. SCÈNE VI.DOM GARCIE DOM ALVAR, ÉLISE.
DOM GARCIE.
1177 Ah ! sois un peu sensible
à ma disgrâce extrême, 1178 Élise, et prends pitié d'un coeur infortuné, 1179 Qu'aux plus vives douleurs tu vois abandonné.
ÉLISE.
1180 C'est avec d'autres yeux que
ne fait la Princesse, 1181 Seigneur, que je verrois le tourment qui vous presse ; 1182 Mais nous avons du Ciel ou du tempérament 1183 Que nous jugeons de tout chacun persement. 1184 Et puisqu'elle vous blâme, et que sa fantaisie 1185 Lui fait un monstre affreux de votre jalousie, 1186 Je serois complaisant, et voudrois m'efforcer 1187 De cacher à ses yeux ce qui peut les blesser. 1188 Un amant suit sans doute une utile méthode, 1189 S'il fait qu'à notre humeur la sienne s'accommode ; page 297 1190 Et cent devoirs font moins que ces ajustements 1191 Qui font croire en deux coeurs les mêmes sentiments : 1192 L'art de ces deux rapports fortement les assemble, 1193 Et nous n'aimons rien tant que ce qui nous ressemble.
DOM GARCIE
1194 Je le sais ; mais, hélas !
les destins inhumains 1195 S'opposent à l'effet de ces justes desseins, 1196 Et, malgré tous mes soins, viennent toujours me tendre 1197 Un piége dont mon coeur ne sauroit se défendre. 1198 Ce n'est pas que l'ingrate aux yeux de mon rival 1199 N'ait fait contre mes feux un aveu trop fatal, 1200 "Et témoigné pour lui des excès de tendresse 1201 Dont le cruel objet me reviendra sans cesse. 1202 Mais comme trop d'ardeur enfin m'avoit séduit 1203 Quand j'ai cru qu'en ces lieux elle l'ait introduit, 1204 D'un trop cuisant ennui je sentirois l'atteinte 1205 À lui laisser sur moi quelque sujet de plainte. 1206 Oui, je veux faire au moins, si je m'en vois quitté, 1207 Que ce soit de son coeur pure infidélité ; page 298 1208 Et venant m'excuser d'un trait de promptitude, 1209 Dérober tout prétexte à son ingratitude.
ÉLISE.
1210 Laissez un peu de temps à
son ressentiment ; 1211 Et ne la voyez point, Seigneur, si promptement.
DOM GARCIE
1212 Ah ! si tu me chéris, obtiens
que je la voie : 1213 C'est une liberté qu'il faut qu'elle m'octroie ; 1214 Je ne pars point d'ici, qu'au moins son fier dédain...
ÉLISE.
1215 De grâce, différez l'effet
de ce dessein.
DOM GARCIE
1216 Non, ne m'oppose point une
excuse frivole.
ÉLISE.
1217 Il faut que ce soit elle,
avec une parole, 1218 Qui trouve les moyens de le faire en aller. 1219 Demeurez donc, Seigneur : je m'en vais lui parler.
DOM GARCIE.
1220 Dis-lui que j'ai d'abord banni
de ma présence 1221 Celui dont les avis ont causé mon offense, 1222 Que Dom Lope jamais... SCÈNE VII.DOM GARCIE, DOM ALVAR.
DOM GARCIE.
Que vois-je, ô justes Cieux !
1223 Faut-il que je m'assure au
rapport de mes yeux ? 1224 Ah ! sans doute ils me sont des témoins trop fidèles, page 299 1225 Voilà le comble affreux de mes peines mortelles, 1226 Voici le coup fatal qui devoit m'accabler ; 1227 Et quand par des soupçons je me sentois troubler, 1228 C'étoit, c'étoit le ciel, dont la sourde menace 1229 Présageoit à mon coeur cette horrible disgrâce.
DOM ALVAR.
1230 Qu'avez-vous vu, Seigneur,
qui vous puisse émouvoir ?
DOM GARCIE
1231 J'ai vu ce que mon âme a peine
à concevoir ; 1232 Et le renversement de toute la nature 1233 Ne m'étonneroit pas comme cette aventure. 1234 C'en est fait... Le destin... Je ne saurois parler.
DOM ALVAR.
1235 Seigneur, que votre esprit
tâche à se rappeler.
DOM GARCIE
1236J'ai vu... Vengeance, ô Ciel
!
DOM ALVAR.
Quelle atteinte soudaine...
DOM GARCIE
1237 J'en mourrai, Dom Alvar,
la chose est bien certaine.
DOM ALVAR.
1238 Mais, Seigneur, qui pourroit...
?
DOM GARCIE
Ah ! tout est ruiné ;
1239 Je suis, je suis trahi,
je suis assassiné : 1240 Un homme... Sans mourir te le puis-je bien dire ? 1241 Un homme dans les bras de l'infidèle Elvire. page 300
DOM ALVAR.
1242 Ah ! Seigneur ! la Princesse
est vertueuse au point...
DOM GARCIE
1243 Ah ! sur ce que j'ai vu ne
me contestez point, 1244 Dom Alvar : c'en est trop que soutenir sa gloire, 1245 Lorsque mes yeux font foi d'une action si noire.
DOM ALVAR.
1246 Seigneur, nos passions nous
font prendre souvent 1247 Pour chose véritable un objet décevant. 1248 Et de croire qu'une âme à la vertu nourrie 1249Se puisse... page 301
DOM GARCIE
Dom Alvar, laissez-moi, je vous prie :
1250 Un conseiller me choque en
cette occasion, 1251 Et je ne prends avis que de ma passion.
DOM ALVAR.
1252 Il ne faut rien répondre à
cet esprit farouche.
DOM GARCIE
1253 Ah ! que sensiblement cette
atteinte me touche ! 1254 Mais il faut voir qui c'est, et de ma main punir... 1255 La voici. Ma fureur, te peux-tu retenir ? SCÈNE VIII.DONE ELVIRE, DOM GARCIE, DOM ALVAR.
DONE ELVIRE.
1256 Hé bien ! que voulez-vous
? et quel espoir de grâce, 1257 Après vos procédés, peut flatter votre audace ? 1258 Osez-vous à mes yeux encor vous présenter, 1259 Et que me direz-vous que je doive écouter ?
DOM GARCIE
1260 Que toutes les horreurs dont
une âme est capable 1261 À vos déloyautés n'ont rien de comparable, 1262 Que le sort, les démons, et le Ciel en courroux, 1263 N'ont jamais rien produit de si méchant que vous.
DONE ELVIRE.
1264 Ah ! vraiment, j'attendois
l'excuse d'un outrage ; 1265 Mais, à ce que je vois, c'est un autre langage.
DOM GARCIE
1266 Oui, oui, c'en est un autre
; et vous n'attendiez paspage 302 1267 Que j'eusse découvert le traître dans vos bras, 1268 Qu'un funeste hasard par la porte entr'ouverte 1269 Eût offert à mes yeux votre honte et ma perte. 1270 Est-ce l'heureux amant sur ses pas revenu, 1271 Ou quelque autre rival qui m'étoit inconnu ? 1272 Ô Ciel ! donne à mon coeur des forces suffisantes 1273 Pour pouvoir supporter des douleurs si cuisantes ! 1274 Rougissez maintenant : vous en avez raison, 1275 Et le masque est levé de votre trahison. 1276 Voilà ce que marquoient les troubles de mon âme : 1277 Ce n'étoit pas en vain que s'alarmoit ma flamme ; 1278 Par ces fréquents soupçons, qu'on trouvoit odieux, 1279 Je cherchois le malheur qu'ont rencontré mes yeux ; 1280 Et malgré tous vos soins et votre adresse à feindre, 1281 Mon astre me disoit ce que j'avois à craindre. 1282 Mais ne présumez pas que sans être vengé 1283 Je souffre le dépit de me voir outragé. 1284 Je sais que sur les voeux on n'a point de puissance, 1285 Que l'amour veut partout naître sans dépendance, 1286 Que jamais par la force on n'entra dans un coeur, 1287 Et que toute âme est libre à nommer son vainqueur : 1288 Aussi ne trouverois-je aucun sujet de plainte, 1289 Si pour moi votre bouche avoit parlé sans feinte ; page 303 1290 Et son arrêt livrant mon espoir à la mort, 1291 Mon coeur n'auroit eu droit de s'en prendre qu'au sort. 1292 Mais d'un aveu trompeur voir ma flamme applaudie, 1293 C'est une trahison, c'est une perfidie, 1294 Qui ne sauroit trouver de trop grands châtiments, 1295 Et je puis tout permettre à mes ressentiments. 1296 Non, non, n'espérez rien après un tel outrage : 1297 Je ne suis plus à moi ; je suis tout à la rage ; 1298 Trahi de tous côtés, mis dans un triste état, 1299 Il faut que mon amour se venge avec éclat, 1300 Qu'ici j'immole tout à ma fureur extrême, 1301 Et que mon désespoir achève par moi-même.
DONE ELVIRE.
1302 Assez paisiblement vous a-t-on
écouté ? 1303 Et pourrai-je à mon tour parler en liberté ?
DOM GARCIE
1304 Et par quels beaux discours,
que l'artifice inspire... ?
DONE ELVIRE.
1305 Si vous avez encor quelque
chose à me dire, 1306 Vous pouvez l'ajouter : je suis prête à l'ouïr ; 1307 Sinon, faites au moins que je puisse jouir 1308 De deux ou trois moments de paisible audience.
DOM GARCIE
1309 Hé bien ! j'écoute. Ô Ciel,
quelle est ma patience !
DONE ELVIRE.
1310 Je force ma colère, et veux,
sans nulle aigreur, 1311 Répondre à ce discours si rempli de fureur. page 304
DOM GARCIE
1312 C'est que vous voyez bien...
DONE ELVIRE.
Ah ! j'ai prêté l'oreille
1313 Autant qu'il vous a plu :
rendez-moi la pareille. 1314 J'admire mon destin, et jamais sous les cieux 1315 Il ne fut rien, je crois, de si prodigieux, 1316 Rien dont la nouveauté soit plus inconcevable, 1317 Et rien que la raison rende moins supportable. 1318 Je me vois un amant qui, sans se rebuter, 1319 Applique tous ses soins à me persécuter, 1320 Qui dans tout cet amour que sa bouche m'exprime 1321 Ne conserve pour moi nul sentiment d'estime. 1322 Rien au fond de ce coeur qu'ont pu blesser mes yeux 1323 Qui fasse droit au sang que j'ai reçu des Cieux, 1324 Et de mes actions défende l'innocence 1325 Contre le moindre effort d'une fausse apparence ! 1326 Oui, je vois... Ah ! surtout ne m'interrompez point. 1327 Je vois, dis-je, mon sort malheureux à ce point, 1328 Qu'un coeur qui dit qu'il m'aime, et qui doit faire croire 1329 Que, quand tout l'univers douteroit de ma gloire, 1330 Il voudroit contre tous en être le garant, 1331 Est celui qui s'en fait l'ennemi le plus grand. 1332 On ne voit échapper aux soins que prend sa flamme 1333 Aucune occasion de soupçonner mon âme. 1334 Mais c'est peu des soupçons : il en fait des éclats 1335 Que, sans être blessé, l'amour ne souffre pas. 1336 Loin d'agir en amant, qui, plus que la mort même, 1337 Appréhende toujours d'offenser ce qu'il aime, 1338 Qui se plaint doucement, et cherche avec respect page 305 1339 À pouvoir s'éclaircir de ce qu'il croit suspect, 1340 À toute extrémité dans ses doutes il passe, 1341 Et ce n'est que fureur, qu'injure et que menace. 1342 Cependant aujourd'hui je veux fermer les yeux 1343 Sur tout ce qui devroit me le rendre odieux, 1344 Et lui donner moyen, par une bonté pure, 1345 De tirer son salut d'une nouvelle injure. 1346 Ce grand emportement qu'il m'a fallu souffrir 1347 Part de ce qu'à vos yeux le hasard vient d'offrir : 1348 J'aurois tort de vouloir démentir votre vue, 1349 Et votre âme sans doute a dû paroître émue.
DOM GARCIE
1350Et n'est-ce pas... ?
DONE ELVIRE.
Encore un peu d'attention,
1351 Et vous allez savoir ma résolution.
1352 Il faut que de nous deux le destin s'accomplisse. 1353 Vous êtes maintenant sur un grand précipice ; 1354 Et ce que votre coeur pourra délibérer 1355 Va vous y faire choir, ou bien vous en tirer. 1356 Si, malgré cet objet qui vous a pu surprendre, 1357 Prince, vous me rendez ce que vous devez rendre 1358 Et ne demandez point d'autre preuve que moi 1359 Pour condamner l'erreur du trouble où je vous voi, 1360 Si de vos sentiments la prompte déférence 1361 Veut sur ma seule foi croire mon innocence 1362 Et de tous vos soupçons démentir le crédit 1363 Pour croire aveuglément ce que mon coeur vous dit, 1364 Cette soumission, cette marque d'estime, 1365 Du passé dans ce coeur efface tout le crime : 1366 Je rétracte à l'instant ce qu'un juste courroux 1367 M'a fait dans la chaleur prononcer contre vous ; 1368 Et si je puis un jour choisir ma destinée 1369 Sans choquer les devoirs du rang où je suis née, page 306 1370 Mon honneur, satisfait par ce respect soudain, 1371 Promet à votre amour et mes voeux et ma main. 1372 Mais prêtez bien l'oreille à ce que je vais dire : 1373 Si cet offre sur vous obtient si peu d'empire, 1374 Que vous me refusiez de me faire entre nous 1375 Un sacrifice entier de vos soupçons jaloux, 1376 S'il ne vous suffit pas de toute l'assurance 1377 Que vous peuvent donner mon coeur et ma naissance, 1378 Et que de votre esprit les ombrages puissants 1379 Forcent mon innocence à convaincre vos sens 1380 Et porter à vos yeux l'éclatant témoignage 1381 D'une vertu sincère à qui l'on fait outrage, 1382 Je suis prête à le faire, et vous serez content ; 1383 Mais il vous faut de moi détacher à l'instant, 1384 À mes voeux pour jamais renoncer de vous-même ; 1385 Et j'atteste du Ciel la puissance suprême 1386 Que, quoi que le destin puisse ordonner de nous, 1387 Je choisirai plutôt d'être à la mort qu'à vous. 1388 Voilà dans ces deux choix de quoi vous satisfaire : 1389 Avisez maintenant celui qui peut vous plaire.
DOM GARCIE
1390 Juste Ciel ! jamais rien peut-il
être inventé 1391 Avec plus d'artifice et de déloyauté ? page 307 1392 Tout ce que des enfers la malice étudie 1393 A-t-il rien de si noir que cette perfidie ? 1394 Et peut-elle trouver dans toute sa rigueur 1395 Un plus cruel moyen d'embarrasser un coeur ? 1396 Ah ! que vous savez bien ici contre moi-même, 1397 Ingrate, vous servir de ma foiblesse extrême, 1398 Et ménager pour vous l'effort prodigieux 1399 De ce fatal amour né de vos traîtres yeux ! 1400 Parce qu'on est surprise et qu'on manque d'excuse, 1401 D'un offre de pardon on emprunte la ruse. 1402 Votre feinte douceur forge un amusement 1403 Pour pertir l'effet de mon ressentiment, 1404 Et par le noeud subtil du choix qu'elle embarrasse, 1405 Veut soustraire un perfide au coup qui le menace ; 1406 Oui, vos dextérités veulent me détourner 1407 D'un éclaircissement qui vous doit condamner ; 1408 Et votre âme, feignant une innocence entière, 1409 Ne s'offre à m'en donner une pleine lumière 1410 Qu'à des conditions qu'après d'ardents souhaits 1411 Vous pensez que mon coeur n'acceptera jamais. 1412 Mais vous serez trompée en me croyant surprendre : 1413 Oui, oui, je prétends voir ce qui doit vous défendre, 1414 Et quel fameux prodige, accusant ma fureur, 1415 Peut de ce que j'ai vu justifier l'horreur.
DONE ELVIRE.
1416 Songez que par ce choix vous
allez vous prescrire 1417 De ne plus rien prétendre au coeur de DONE ELVIRE.
DOM GARCIE
1418 Soit : je souscris à tout,
et mes voeux aussi bien, 1419 En l'état où je suis, ne prétendent plus rien. page 308
DONE ELVIRE.
1420 Vous vous repentirez de l'éclat
que vous faites.
DOM GARCIE
1421 Non, non, tous ces discours
sont de vaines défaites ; 1422 Et c'est moi bien plutôt qui dois vous avertir 1423 Que quelque autre dans peu se pourra repentir : 1424 Le traître, quel qu'il soit, n'aura pas l'avantage 1425 De dérober sa vie à l'effort de ma rage.
DONE ELVIRE.
1426 Ah ! c'est trop en souffrir,
et mon coeur irrité 1427 Ne doit plus conserver une sotte bonté : 1428 Abandonnons l'ingrat à son propre caprice, 1429 Et puisqu'il veut périr, consentons qu'il périsse. 1430 Élise... À cet éclat vous voulez me forcer ; 1431 Mais je vous apprendrai que c'est trop m'offenser. (Élise entre.) 1432 Faites un peu sortir la personne chérie... 1433 Allez, vous m'entendez : dites que je l'en prie.
DOM GARCIE
1434 Et je puis...
DONE ELVIRE.
Attendez, vous serez satisfait.
ÉLISE.
1435 Voici de son jaloux sans doute
un nouveau trait.page 309
DONE ELVIRE.
1436 Prenez garde qu'au moins cette
noble colère 1437 Dans la même fierté jusqu'au bout persévère ; 1438 Et surtout désormais songez bien à quel prix 1439 Vous avez voulu voir vos soupçons éclaircis. 1440 Voici, grâces au Ciel, ce qui les a fait naître, 1441 Ces soupçons obligeants que l'on me fait paroître. 1442 Voyez bien ce visage, et si de Done Ignès 1443 Vos yeux au même instant n'y connoissent les traits. page 310 SCÈNE IX.DOM GARCIE, DONE ELVIRE, DONE IGNÈS,DOM ALVAR, ÉLISE.
DOM GARCIE
1444 Ô Ciel !
DONE ELVIRE.
Si la fureur dont votre âme est émue
1445 Vous trouble jusque-là l'usage
de la vue, 1446 Vous avez d'autres yeux à pouvoir consulter 1447 Qui ne vous laisseront aucun lieu de douter. 1448 Sa mort est une adresse au besoin inventée, 1449 Pour fuir l'autorité qui l'a persécutée ; 1450 Et sous un tel habit, elle cachoit son sort, 1451 Pour mieux jouir du fruit de cette feinte mort. 1452 Madame, pardonnez, s'il faut que je consente 1453 À trahir vos secrets et tromper votre attente : 1454 Je me vois exposée à sa témérité ; 1455 Toutes mes actions n'ont plus de liberté ; 1456 Et mon honneur en butte aux soupçons qu'il peut prendre 1457 Est réduit à toute heure aux soins de se défendre. 1458 Nos doux embrassements, qu'a surpris ce jaloux, 1459 De cent indignités m'ont fait souffrir les coups. 1460 Oui, voilà le sujet d'une fureur si prompte, page 311 1461 Et l'assuré témoin qu'on produit de ma honte. 1462 Jouissez à cette heure en tyran absolu 1463 De l'éclaircissement que vous avez voulu ; 1464 Mais sachez que j'aurai sans cesse la mémoire 1465 De l'outrage sanglant qu'on a fait à ma gloire ; 1466 Et si je puis jamais oublier mes serments, 1467 Tombent sur moi du Ciel les plus grands châtiments ! 1468 Qu'un tonnerre éclatant mette ma tête en poudre, 1469 Lorsqu'à souffrir vos feux je pourrai me résoudre ! 1470 Allons, Madame, allons, ôtons-nous de ces lieux, 1471 Qu'infectent les regards d'un monstre furieux ; 1472 Fuyons-en promptement l'atteinte envenimée, 1473 Évitons les effets de sa rage animée, 1474 Et ne faisons des voeux, dans nos justes desseins, 1475 Que pour nous voir bientôt affranchir de ses mains.
DONE IGNÈS.
1476 Seigneur, de vos soupçons
l'injuste violence 1477 À la même vertu vient de faire une offense.
DOM GARCIE
1478 Quelles tristes clartés dissipent
mon erreur, 1479 Enveloppent mes sens d'une profonde horreur, 1480 Et ne laissent plus voir à mon âme abattue 1481 Que l'effroyable objet d'un remords qui me tue ! 1482 Ah ! Dom Alvar, je vois que vous avez raison ; 1483 Mais l'enfer dans mon coeur a soufflé son poison ; 1484 Et par un trait fatal d'une rigueur extrême, 1485 Mon plus grand ennemi se rencontre en moi-même. 1486 Que me sert-il d'aimer du plus ardent amour 1487 Qu'une âme consumée ait jamais mis au jour, page 312 1488 Si par ses mouvements, qui font toute ma peine, 1489 Cet amour à tous coups se rend digne de haine ? 1490 Il faut, il faut venger par mon juste trépas 1491 L'outrage que j'ai fait à ses pins appas. 1492 Aussi bien quel conseil aujourd'hui puis-je suivre ? 1493 Ah ! j'ai perdu l'objet pour qui j'aimois à vivre : 1494 Si j'ai pu renoncer à l'espoir de ses voeux, 1495 Renoncer à la vie est beaucoup moins fâcheux.
DOM ALVAR.
1496 Seigneur...
DOM GARCIE
Non, Dom Alvar, ma mort est nécessaire : 1498 Mais il faut que mon sort en se précipitant 1499 Rende à cette princesse un service éclatant ; 1500 Et je veux me chercher dans cette illustre envie 1501 Les moyens glorieux de sortir de la vie, 1502 Faire par un grand coup, qui signale ma foi, 1503 Qu'en expirant pour elle, elle ait regret à moi, 1504 Et qu'elle puisse dire, en se voyant vengée : 1505 " C'est par son trop d'amour qu'il m'avoit outragée. " 1506 Il faut que de ma main un illustre attentat 1507 Porte une mort trop due au sein de Mauregat, 1508 Que j'aille prévenir par une belle audace 1509 Le coup dont la Castille avec bruit le menace ; 1510 Et j'aurai des douceurs dans mon instant fatal 1511 De ravir cette gloire à l'espoir d'un rival.
DOM ALVAR.
1512 Un service, Seigneur, de cette
conséquencepage 313 1513 Auroit bien le pouvoir d'effacer votre offense ; 1514 Mais hasarder...
DOM GARCIE
Allons, par un juste devoir,
1515 Faire à ce noble effort servir
mon désespoir.
FIN DU QUATRIÈME ACTE.
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