Existence et accroissement des programmes d'immersion dans le monde et ralentissement du phénomène au Canada.

André A. Obadia

Université Simon Fraser

 

Le principal objet de mon propos aujourd'hui est de partager avec vous les résultats de deux enquêtes, l'une mondiale dont j'ai eu l'occasion d'évoquer quelques aspects lors du Congrès de l'ACPI à Victoria en 1997 et l'autre nationale* qui a pris fin il y a deux mois environ et dont je parle aujourd'hui en public pour la première fois.

Je me dois de remercier tout d'abord le Patrimoine canadien pour son aide financière dans la conduite de ces deux enquêtes et de remercier aussi tous ceux qui ont bien voulu répondre à nos questionnaires , à notre courrier électronique et à nos appels téléphoniques.

Pourquoi une enquête mondiale?

Nous voulions faire l'état de la question et savoir où l'immersion était offerte dans le monde, la comparer avec le Canada et aussi, pouvoir ainsi banaliser l'immersion en montrant que c'est une forme d'éducation normale, qu'elle est relativement répandue et qu'elle n'a rien de radical.

L'enquête mondiale se proposait les objectifs suivants:

i. Historique des programmes d'immersion

ii. Description des programmes

iii. Cours d'études et matériel

iv. Recherche

v. Formation des enseignants

Nous avions entendu parler de rumeurs qui semblaient indiquer que l'immersion était en perte de vitesse. Nous voulions vérifier si tel était le cas. Nous nous proposions de :

i. Rassembler et comparer les plus récentes statistiques sur les effectifs en immersion au Canada.

ii. Identifier et analyser les causes possibles des tendances actuelles des effectifs en immersion.

Les contraintes de temps ne me permettront pas , bien sûr, de vous présenter toutes les données de ces deux enquêtes mais j'espère au moins arriver à vous exposer un phénomène qui peut sembler heureux d'un côté et peut-être un peu inquiétant de l'autre. Heureux parce que nous constatons que les programmes d'immersion ou d'enseignement bilingue prennent de l'ampleur dans le monde, et inquiétant ou décevant parce qu'au Canada, pays considéré jusqu'ici comme un pionnier dans le domaine, il semble se produire un net ralentissement, une perte de souffle accompagnée d'une sorte de léthargie à l'égard des programmes d'immersion.

C'est donc dans une perspective mondiale que je vais vous entretenir du dispositif canadien. J'effectuerai des aller-retour entre la scène canadienne et la scène mondiale, en essayant d'y apporter quelques éclairages. Ceci nous permettra de saisir en même temps l'ampleur de ce mouvement d'enseignement bilingue.

Les communications rapides et la suppression des frontières que nous connaissons aujourd'hui contribuent sans doute à ce qui semble être une conjoncture favorable à une promotion dynamique d'un enseignement bilingue.Depuis les dix dernières années , les rencontres internationales et les publications sur ce mode, somme toute peu conventionnel, d'apprentissage des langues étrangères, semblent s'intensifier. A titre d'exemple, nous avons vu la création du Centre d'Immersion Européen à Vaasa en Finlande et à Barcelone en Espagne et tout récemment la création d'une Commission scientifique sur l'immersion au sein de l'Association Internationale de Linguistique Appliquée, sans parler des nombreuses associations de professeurs d'immersion ou d'enseignement bilingue, je pense notamment à l'Australie et à la Suède et bientôt, j'espère aussi, une association européenne d'enseignement bilingue en français qui est en état de gestation, sous la houlette d'un directeur d'école en Alsace.

J'utilise les termes d'enseignement bilingue dans un souci de simplification et de clarté. En effet, les appellations qui se rapportent à l'immersion sont elles-mêmes fort nombreuses. On en compte une cinquantaine. J'englobe dans "enseignement bilingue" tous les noms dont cet enseignement s'affuble et que notre enquête mondiale nous a révélés dans sa variabilité, tels que immersion précoce, moyenne, tardive, secondaire et tertiaire, immersion totale, partielle ou bilingue, immersion réciproque ou immersion mixte (ma traduction de "two-way immersion"), forme d'immersion très prisée aux Etats-Unis, notamment entre hispanophones et anglophones, immersion plurilingue ou multilingue, English Medium School, les sections européennes en France, etc.

Ce débat sur l'enseignement bilingue n'est pas unique à un pays comme le Canada . L'enseignement des langues au Canada tout comme dans l'Union Européenne est plus qu'un débat pédagogique, c'est un débat de société (Trim, 1994). Le mouvement grandissant de la revitalisation des langues est une autre manifestation de l'importance que prennent ces débats et de l'apprentissage de langues qui étaient dans une situation précaire à un moment donné de leur histoire. Je pense particulièrement au gallois dans le Pays de Galles, au gaélic en Ecosse, à l'irlandais, au hawaien à Hawai, aux langues bantoues en Afrique du sud, au maori en Nouvelle-Zélande, au basque et au catalan en Espagne où le catalan est l'exemple le plus frappant puisque les tribunaux sont allés , il y a 4 ou 5 ans , jusqu'à rendre l'immersion en catalan obligatoire . On peut ajouter les langues autochtones au Canada et les langues régionales en France, telles que le Breton, le Corse ou le Basque, par exemple.

Dans ce même souci de simplification mais aussi de centration sur le sujet, nous laissons volontairement de côté ces mouvements de revitalisation des langues , des langues surtout d'affirmation identitaire. Nous les laissons de côté, même si pour faire revivre ces langues, le mode immersif semble être la planche de salut pour en réussir une véritale revitalisation .

Le mode immersif semble aussi se répandre dans l'enseignement des langues étrangères (Swain et Johnson, 1997; Arnau et Artigal, 1998). Il est habituellement adopté lorsqu'on se propose dans cet enseignement l'acquisition d'une compétence communicative, donc essentiellement par des locuteurs du groupe dominant qui veulent apprendre efficacement une langue étrangère dans leur pays, sans qu'elle soit justifiée par la présence de locuteurs natifs de cette langue. Les nombreuses recherches nous ont démontré à plusieurs reprises que l'enseignement traditionnel d'une langue étrangère de 30 à 50 minutes par jour, malgré tous les progrès de la didactique des langues, se heurte rapidement à un certain plafonnement des compétences communicatives des apprenants, les connaissances se limitant souvent à une maîtrise relative du code de la langue mais dont l' emploi dans un cadre sociolinguistique naturel reste pour le moins difficile.

Les données que nous avons recueillies dans notre enquête mondiale nous révèlent l'existence de l'immersion dans au moins une trentaine de pays et ce dans différentes langues, aux Etats-Unis, en Suède, en Finlande, en Allemagne, au Pays de Galle, en Espagne, en Australie et bien d'autres encore. Soixante-treize pour cent des répondants prévoient une croissance des programmes d'immersion dans leur pays.

Nous avons reçu des délégations de Chine et d'Amérique latine l'an dernier. D'autres universités ont sans doute reçu des visiteurs étrangers qui s'intéressent à ce type d'enseignement.

La ressemblance est parfois surprenante entre tous ces programmes d'immersion lorsque les discussions rejoignent les domaines de la formation pédagogique, des qualifications et des compétences des enseignants, du choix et du contenu des disciplines non linguistiques ou DNL, des programmes d'études, des manuels scolaires qu'il faut adapter au niveau linguistique des élèves, des enfants qui éprouvent des difficultés d'apprentissage, du taux de déperdition, de la qualité de la langue cible et enfin de la recherche (Obadia, 1999).

On retrouve aussi une variabilité féconde dans l'âge et la modalité, le recrutement des élèves, le choix des disciplines et du corps professoral. Dans la plupart des pays d'Europe, on semble préférer l'immersion qui débute au secondaire: 80% en Europe occidentale et 90% en Europe centrale et orientale. Le pays qui résiste à l'enseignement bilingue est l'Angleterre où le monolinguisme semble être omnipotent.

Ce qui distingue cependant le Canada des autres pays , c'est sans doute l'abondance de sa recherche, ses nombreuses publications et ses programmes de formation des enseignants. Quoique la Finlande, la Suisse, les Pays-Bas, l'Allemagne et les Etats-Unis augmentent leur rythme de recherche et de publications.

Baisse des effectifs au Canada et comment l'expliquer

D'autre part, alors que ces programmes augmentent ailleurs dans le monde (Obadia, 1998), quelques-unes de nos données toutes récentes nous permettent de constater qu'il y a un ralentissement de l'accroissement des programmes d'immersion au Canada.

A titre d'exemple, si l'on comparait les effectifs en immersion par rapport à la population scolaire totale, on constate que la Colombie-Britannique, l'Alberta la Saskatchewan, le Manitoba, l'Ile-du-Prince-Edouard et le Yukon connaissent une certaine diminution (voir le tableau ci-dessous).

Pourcentage du nombre d'élèves inscrits en immersion par rapport à la

population scolaire totale (M à 12)*

Province

1985

X

1986-1990

X

1991-1995

1996/97

1997/98

1998/99

Augmentation/Diminution

Par rapport à 1996

Colombie- Britannique

3,2%

4,8%

5,2%

4,9%

4,8%

4,6%

ÿ

Alberta

4,2%

5,3%

5,3%

5,2%

5,0%

5,0%

ÿ

Saskatch.

2,9%

4,6%

5,5%

5,3%

4,9%

4,8%

ÿ

Manitoba

6,3%

8,8%

9,9%

9,6%

9,4%

9,2%

ÿ

Ontario

5,0%

6,2%

7,2%

7,2%

7,3%

7,3%

­

Québec **

1,7%

2,4%

3,3%

3,4%

3,7%

3,9%

­

Nouveau-

Brunswick

10,3%

11,9%

11,3%

13,8%

15,9%

16,0%

­

Nouvelle- Ecosse

1,0%

2,4%

5,1%

7,1%

7,6%

7,5%

­

Ile-du-

Prince- Edouard

10,0%

12,5%

14,1%

14,0%

13,3%

13,4%

ÿ

Terre-Neuve

1,4%

2,7%

4,2%

4,3%

4,4%

4,4%

­

Yukon

5,4%

6,7%

7,8%

7,1%

7,3%

6,5%

ÿ

Territoires

du Nord Ouest

1,9%

2,5%

2,7%

2,7%

2,8%

2,8%

­

Canada

4,4%

5,9%

6,8%

7,1%

7,2%

6,7%

ÿ

Sources: Les statistiques qui ont servi à déterminer ces pourcentages proviennent du Bureau du Commissaire aux langues officielles (BCLA) ou de Statistiques Canada.

* Ce n'est qu'à partir de 1985 que la population totale scolaire fit partie du rapport annuel du BCLA.

** Les effectifs au Québec n'indiquaient pas de différence entre les programmes d'immersion et ceux du français de base. Ce n'est plus le cas aujourd'hui.

Les flèches descendantes indiquent les provinces qui connaissent cette diminution. La dimimution de 7,2% à 6,7% est évidente aussi au niveau national.

Les inscriptions en maternelle, au niveau national, ont également diminué d'environ 12% par rapport aux années où ces mêmes effectifs étaient les plus élevés dans les différentes provinces.

Les principales raisons pour ces diminutions ont été attribuées par nos répondants à un manque de promotion continue et dynamique (administrateurs moins zélés à informer les parents et le public,...) , à l'existence d'autres programmes (technologie, baccalauréat international, ...) à la diminution des subventions et des conséquences qui en découlent (diminution des ressources humaines et matérielles, fermeture de classes, ...), à la petitesse des classes (moins de choix de matières, manque de soutien aux élèves avec des difficultés d'apprentissage,...), aux fluctuations politiques et à la perception d'un besoin moindre de bilinguisme, aux fluctuations et aux compositions démographiques de certaines provinces.

Pour palier à ces problèmes, des groupes s'organisent et des actions sont entreprises un peu partout au Canada que ce soit au niveau des enseignants, des conseils scolaires, des ministères de l'éducation ou de la Canadian Parents for French.Ce mouvement, grâce à des fonds supplémentaires mis récemment à la dispositon de divers organismes par les bons services de Patrimoine Canada, ne tardera pas à prendre de l'ampleur.

Conclusion

Bien que les effectifs des programmes d'immersion aient connu une forte croissance, comparons par exemple 17763 élèves en 1976 à 318 543 en 1998/99, il ne demeure pas moins vrai que le taux de croissance qui était en moyenne de 206,7% de 1981 à 1985 est passé à 1,0% en 1998/99 et que les inscriptions en maternelle ont diminué de 11,2%. Ces effectifs, rappelons-le, continuent à ne représenter que 6 à 7 % de la population scolaire totale.

Que penser alors de ce ralentissement des programmes d'immersion au Canada? On pourrait, à priori, croire que la demande des parents a été satisfaite et que l'immersion fluctue comme les lois du marché selon l'offre et la demande. Ce raisonnement est erronné si on pense qu'il y a des parents aujourd'hui qui n'ont plus accès aux renseignements et aux personnes ressources autrefois disponibles dans les conseils scolaires et aujourd'hui devenus rares. Pensons notamment à la suppression presque totale des postes de coordonnateurs et des postes de conseillers pédagogiques.

Bien que l'immersion ait perdu son éclat de nouveauté des deux premières décennies, on peut lui redonner son brillant en commençant par espérer que les politiciens en place auront le courage de clamer l'importance du bilinguisme, de ses bienfaits et de craindre moins la controverse que de telles prises de position peuvent provoquer, de réinvestir des fonds dans ceux qui prodiguent des renseignements au grand public et dont le rôle est de promouvoir les programmes d'immersion.

Une réflexion sérieuse s'impose sur les modalités, les spécificités et les finalités de l'enseignement du français, langue seconde, que ce soit le français de base ou l'immersion.

Les non-avertis continuent de croire, malgré l'étendue des programmes d'immersion au Canada, que ce type d'enseignement est quelque peu radical, révolutionnaire, voire dangereux. Montrer que l'immersion, sous des formes variées, existe dans d'autres pays et continue de se propager est une façon de banaliser ou de rendre ce "phénomène" normal en lui reconnaissant une place légitime et bien méritée dans le domaine de l'enseignement des langues.

Les débuts de l'immersion, nous nous en souvenons, étaient marqués par de longues files de parents qui voulaient inscrire leur enfant , un enfant qui n'était pas encore né parfois. Certains n'hésitaient pas à camper dès les premières heures du matin devant les écoles. Le sort du bilinguisme au Canada fluctue un peu, comme nous le savons, selon les caprices politiques et économiques de l'heure. Les programmes d'immersion ont toujours résisté à ces remous puisqu'ils existent maintenant depuis 36 ans. Les tribulations politiques semblent les avoir épargnés jusqu'ici. Nous ne savons pas ce que ces fluctuations politiques nous réservent, nul n'est prophète en son pays, mais j'ose croire que les valeurs éducatives des parents à l'égard de ce mode d'éducation de leurs enfants prévalent aujourd'hui sur les motivations politiques.

La période euphorique est passée. Les bilans d'aujourd'hui ont heureusement perdu de leur ton triomphaliste des débuts de l'immersion. Le climat s'est dépassionné, l'atmosphère est plus sereine même si, de temps en temps, des soubresauts vifs et bruyants viennent faire écho au tapage médiatique provoqué par la question référendaire au Québec. Mais ce climat dépassionné frôle parfois l'indifférence.

L'immersion au Canada avait trouvé terrain fertile grâce à une conjoncture socio-politique favorable pour se répandre un peu partout dans le pays. Cette conjoncture existe encore au Canada malgré tout et on la retrouve aussi au niveau mondial . Encore faut-il en prendre bien conscience.

La plupart des provinces et les différentes associations ont pris conscience de ce début de déclin et un certain nombre de mesures sont prises.

* Je remercie Susan Teed pour sa précieuse collaboration dans cette deuxième enquête.

Références

Arnau, J. & Artigal, J.M. (Eds.). (1998). Els Programes d’immersió: una Perspectiva

Europea/Immersion Programmes: a European Perspective, Spain: Universitat de

Barcelona.

Johnson, R, K, et M. Swain, M. (Dir.), Immersion Education: International

Perspectives. Cambridge: Cambridge University Press.

Obadia, A.A. (1997). L'immersion française au Canada et perspectives mondiales. In M. Dvorak

(Dir.), Canada et bilinguisme, Presses Universitaires de Rennes: France. 175-186.

Obadia, A.A.(1998). An international overview of immersion programs. In Joaquim Arnau &

Josep M. Artigal (Eds.), Els Programes d'immersió: una Perspectiva Europea/

Immersion Programmes : a European Perspective (pp. 80-93). Spain: Universitat de

Barcelona.

Obadia, A.A. (1999). L'immersion linguistique. In Ministère de l'Education nationale, de la

recherche et de la technologie, Bilinguisme et apprentissage des langues dans le cursus

scolaire et universitaire: "du hasard et de la nécessité" (pp. 119-129). Centre

international de Valbonne, Académie de Nice.

Trim, J.L.M. (1994). Some Factors Influencing National Foreign Language Policymaking in

Europe. In R.D. Lambert (Ed.), Language Planning Around the World: Contexts and

Systemic Change (pp. 175-186). Washington: National Foreign Language Center.

 

À propos de l’auteur

Andre Obadia est professeur titulaire de psychopédagogie et de didactique des langues secondes et du français langue maternelle. Directeur des programmes d'éducation en français à l'Université Simon Fraser. Domaine de spécialisation : les programmes d'immersion ou enseignement bilingue. Ses principaux domaines de recherche traitent de l'analyse du discours des élèves en immersion ou en enseignement précoce des langues étrangères,de la formation des professeurs d'immersion , de la technologie appliquée à l'enseignement des langues et des programmes d'immersion dans le monde. Il vient de terminer une vaste enquête sur les programmes d'immersion ou d'enseignement bilingue dans le monde et une autre enquête sur les effectifs des programmes d'immersion au Canada.

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