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ACTE V

SCÈNE PREMIÈRE

DOM ALVAR, ÉLISE.

DOM ALVAR.
1516 Oui, jamais il ne fut de si rude surprise :
1517 Il venoit de former cette haute entreprise ;
1518 À l'avide desir d'immoler Mauregat
1519 De son prompt désespoir il tournoit tout l'éclat ;
1520 Ses soins précipités vouloient à son courage
1521 De cette juste mort assurer l'avantage,
1522 Y chercher son pardon, et prévenir l'ennui
1523 Qu'un rival partageât cette gloire avec lui ;
1524 Il sortoit de ces murs, quand un bruit trop fidèle
1525 Est venu lui porter la fâcheuse nouvelle
1526 Que ce même rival, qu'il vouloit prévenir,
1527 A remporté l'honneur qu'il pensoit obtenir,
1528 L'a prévenu lui-même en immolant le traître,
1529 Et pousse dans ce jour Dom Alphonse à paroître,
1530 Qui d'un si prompt succès va goûter la douceur,
1531 Et vient prendre en ces lieux la princesse sa soeur.
1532 Et, ce qui n'a pas peine à gagner la croyance,
1533 On entend publier que c'est la récompense
1534 Dont il prétend payer le service éclatant
1535 Du bras qui lui fait jour au trône qui l'attend.
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ÉLISE.
1536 Oui, DONE ELVIRE a su ces nouvelles semées,
1537 Et du vieux Dom Louis les trouve confirmées,
1538 Qui vient de lui mander que Léon dans ce jour
1539 De Dom Alphonse et d'elle attend l'heureux retour,
1540 Et que c'est là qu'on doit, par un revers prospère,
1541 Lui voir prendre un époux de la main de ce frère :
1542 Dans ce peu qu'il en dit, il donne assez à voir
1543 Que Dom Sylve est l'époux qu'elle doit recevoir.

DOM ALVAR.
1544 Ce coup au coeur du Prince...

ÉLISE.
Est sans doute bien rude,
1545 Et je le trouve à plaindre en son inquiétude.
1546 Son intérêt pourtant, si j'en ai bien jugé,
1547 Est encor cher au coeur qu'il a tant outragé ;
1548 Et je n'ai point connu qu'à ce succès qu'on vante,
1549 La Princesse ait fait voir une âme fort contente
1550 De ce frère qui vient et de la lettre aussi.
1551 Mais...

SCÈNE II.

DONE ELVIRE DOM ALVAR, ÉLISE, DONE IGNÈS.

DONE ELVIRE.
Faites, Dom Alvar, venir le Prince ici.
1552 Souffrez que devant vous je lui parle, Madame,
1553 Sur cet événement dont on surprend mon âme ;
1554 Et ne m'accusez point d'un trop prompt changement,
1555 Si je perds contre lui tout mon ressentiment.
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1556 Sa disgrâce imprévue a pris droit de l'éteindre :
1557 Sans lui laisser ma haine, il est assez à plaindre,
1558 Et le Ciel, qui l'expose à ce trait de rigueur,
1559 N'a que trop bien servi les serments de mon coeur.
1560 Un éclatant arrêt de ma gloire outragée
1561 À jamais n'être à lui me tenoit engagée ;
1562 Mais quand par les destins il est exécuté,
1563 J'y vois pour son amour trop de sévérité ;
1564 Et le triste succès de tout ce qu'il m'adresse,
1565 M'efface son offense et lui rend ma tendresse.
1566 Oui, mon coeur, trop vengé par de si rudes coups,
1567 Laisse à leur cruauté désarmer son courroux,
1568 Et cherche maintenant, par un soin pitoyable,
1569 À consoler le sort d'un amant misérable ;
1570 Et je crois que sa flamme a bien pu mériter
1571 Cette compassion que je lui veux prêter.

DONE IGNÈS.
1572 Madame, on auroit tort de trouver à redire
1573 Aux tendres sentiments qu'on voit qu'il vous inspire :
1574 Ce qu'il a fait pour vous... Il vient, et sa pâleur
1575 De ce coup surprenant marque assez la douleur.
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SCÈNE III.

DOM GARCIE, DONE ELVIRE, DONE IGNÈS, ÉLISE.

DOM GARCIE
1576 Madame, avec quel front faut-il que je m'avance,
1577 Quand je viens vous offrir l'odieuse présence... ?

DONE ELVIRE.
1578 Prince, ne parlons plus de mon ressentiment :
1579 Votre sort dans mon âme a fait du changement,
1580 Et par le triste état où sa rigueur vous jette
1581 Ma colère est éteinte, et notre paix est faite.
1582 Oui, bien que votre amour ait mérité les coups
1583 Que fait sur lui du Ciel éclater le courroux,
1584 Bien que ses noirs soupçons aient offensé ma gloire
1585 Par des indignités qu'on auroit peine à croire,
1586 J'avouerai toutefois que je plains son malheur
1587 Jusqu'à voir nos succès avec quelque douleur,
1588 Que je hais les faveurs de ce fameux service
1589 Lorsqu'on veut de mon coeur lui faire un sacrifice,
1590 Et voudrois bien pouvoir racheter les moments
1591 Où le sort contre vous n'armoit que mes serments.
1592 Mais enfin vous savez comme nos destinées
1593 Aux intérêts publics sont toujours enchaînées,
1594 Et que l'ordre des Cieux, pour disposer de moi,
1595 Dans mon frère qui vient me va montrer mon roi.
1596 Cédez comme moi, Prince, à cette violence
1597 Où la grandeur soumet celles de ma naissance ;
1598 Et si de votre amour les déplaisirs sont grands,
1599 Qu'il se fasse un secours de la part que j'y prends,
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1600 Et ne se serve point contre un coup qui l'étonne
1601 Du pouvoir qu'en ces lieux votre valeur vous donne :
1602 Ce vous seroit sans doute un indigne transport
1603 De vouloir dans vos maux lutter contre le sort ;
1604 Et lorsque c'est en vain qu'on s'oppose à sa rage,
1605 La soumission prompte est grandeur de courage.
1606 Ne résistez donc point à ses coups éclatants,
1607 Ouvrez les murs d'Astorgue au frère que j'attends,
1608 Laissez-moi rendre aux droits qu'il peut sur moi prétendre
1609 Ce que mon triste coeur a résolu de rendre ;
1610 Et ce fatal hommage, où mes voeux sont forcés,
1611 Peut-être n'ira pas si loin que vous pensez.

DOM GARCIE
1612 C'est faire voir, Madame, une bonté trop rare,
1613 Que vouloir adoucir le coup qu'on me prépare :
1614 Sur moi sans de tels soins vous pouvez laisser choir
1615 Le foudre rigoureux de tout votre devoir.
1616 En l'état où je suis je n'ai rien à vous dire :
1617 J'ai mérité du sort tout ce qu'il a de pire ;
1618 Et je sais, quelques maux qu'il me faille endurer,
1619 Que je me suis ôté le droit d'en murmurer.
1620 Par où pourrois-je, hélas ! dans ma vaste disgrâce,
1621 Vers vous de quelque plainte autoriser l'audace ?
1622 Mon amour s'est rendu mille fois odieux ;
1623 Il n'a fait qu'outrager vos attraits glorieux ;
1624 Et lorsque par un juste et fameux sacrifice
1625 Mon bras à votre sang cherche à rendre un service,
1626 Mon astre m'abandonne au déplaisir fatal
1627 De me voir prévenu par le bras d'un rival.
1628 Madame, après cela je n'ai rien à prétendre,
1629 Je suis digne du coup que l'on me fait attendre,
1630 Et je le vois venir sans oser contre lui
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1631 Tenter de votre coeur le favorable appui.
1632 Ce qui peut me rester dans mon malheur extrême,
1633 C'est de chercher alors mon remède en moi-même,
1634 Et faire que ma mort, propice à mes desirs,
1635 Affranchisse mon coeur de tous ses déplaisirs.
1636 Oui, bientôt dans ces lieux Dom Alphonse doit être,
1637 Et déjà mon rival commence de paroître ;
1638 De Léon vers ces murs il semble avoir volé,
1639 Pour recevoir le prix du tyran immolé.
1640 Ne craignez point du tout qu'aucune résistance
1641 Fasse valoir ici ce que j'ai de puissance :
1642 Il n'est effort humain que pour vous conserver,
1643 Si vous y consentiez, je ne pusse braver ;
1644 Mais ce n'est pas à moi, dont on hait la mémoire,
1645 À pouvoir espérer cet aveu plein de gloire ;
1646 Et je ne voudrois pas, par des efforts trop vains,
1647 Jeter le moindre obstacle à vos justes desseins.
1648 Non, je ne contrains point vos sentiments, Madame :
1649 Je vais en liberté laisser toute votre âme,
1650 Ouvrir les murs d'Astorgue à cet heureux vainqueur,
1651 Et subir de mon sort la dernière rigueur.

SCÈNE IV

DONE ELVIRE, DONE IGNÈS, ÉLISE.

DONE ELVIRE.
1652 Madame, au désespoir où son destin l'expose
1653 De tous mes déplaisirs n'imputez pas la cause :
1654 Vous me rendrez justice en croyant que mon coeur
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1655 Fait de vos intérêts sa plus vive douleur,
1656 Que bien plus que l'amour l'amitié m'est sensible,
1657 Et que si je me plains d'une disgrâce horrible,
1658 C'est de voir que du Ciel le funeste courroux
1659 Ait pris chez moi les traits qu'il lance contre vous,
1660 Et rendu mes regards coupables d'une flamme
1661 Qui traite indignement les bontés de votre âme.

DONE IGNÈS.
1662 C'est un événement dont sans doute vos yeux
1663 N'ont point pour moi, Madame, à quereller les Cieux.
1664 Si les foibles attraits qu'étale mon visage
1665 M'exposoient au destin de souffrir un volage,
1666 Le Ciel ne pouvoit mieux m'adoucir de tels coups,
1667 Quand pour m'ôter ce coeur il s'est servi de vous ;
1668 Et mon front ne doit point rougir d'une inconstance
1669 Qui de vos traits aux miens marque la différence.
1670 Si pour ce changement je pousse des soupirs,
1671 Ils viennent de le voir fatal à vos desirs ;
1672 Et dans cette douleur que l'amitié m'excite
1673 Je m'accuse pour vous de mon peu de mérite,
1674 Qui n'a pu retenir un coeur dont les tributs
1675 Causent un si grand trouble à vos voeux combattus.

DONE ELVIRE.
1676 Accusez-vous plutôt de l'injuste silence
1677 Qui m'a de vos deux coeurs caché l'intelligence.
1678 Ce secret, plus tôt su, peut-être à toutes deux
1679 Nous auroit épargné des troubles si fâcheux ;
1680 "Et mes justes froideurs, des desirs d'un volage
1681 Au point de leur naissance ayant banni l'hommage,
1682Eussent pu renvoyer...

DONE IGNÈS.
Madame, le voici.

DONE ELVIRE.
1683 Sans rencontrer ses yeux vous pouvez être ici :
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1684 Ne sortez point, Madame, et dans un tel martyre
1685 Veuillez être témoin de ce que je vais dire.

DONE IGNÈS.
1686 Madame, j'y consens, quoique je sache bien
1687 Qu'on fuiroit en ma place un pareil entretien.

DONE ELVIRE.
1688 Son succès, si le Ciel seconde ma pensée,
1689 Madame, n'aura rien dont vous soyez blessée.

SCÈNE V

DOM SYLVE, DONE ELVIRE, DONE IGNÈS.

DONE ELVIRE.
1690 Avant que vous parliez, je demande instamment
1691 Que vous daigniez, Seigneur, m'écouter un moment.
1692 Déjà la renommée a jusqu'à nos oreilles
1693 Porté de votre bras les soudaines merveilles ;
1694 Et j'admire avec tous comme en si peu de temps
1695 Il donne à nos destins ces succès éclatants.
1696 Je sais bien qu'un bienfait de cette conséquence
1697 Ne sauroit demander trop de reconnoissance,
1698 Et qu'on doit toute chose à l'exploit immortel
1699 Qui replace mon frère au trône paternel.
1700 Mais quoi que de son coeur vous offrent les hommages,
1701 Usez en généreux de tous vos avantages,
1702 Et ne permettez pas que ce coup glorieux
1703 Jette sur moi, Seigneur, un joug impérieux,
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1704 Que votre amour, qui sait quel intérêt m'anime,
1705 S'obstine à triompher d'un refus légitime,
1706 Et veuille que ce frère, où l'on va m'exposer,
1707 Commence d'être roi pour me tyranniser.
1708 Léon a d'autres prix, dont en cette occurrence
1709 Il peut mieux honorer votre haute vaillance ;
1710 Et c'est à vos vertus faire un présent trop bas,
1711 Que vous donner un coeur qui ne se donne pas.
1712 Peut-on être jamais satisfait en soi-même,
1713 Lorsque par la contrainte on obtient ce qu'on aime ?
1714 C'est un triste avantage, et l'amant généreux
1715 À ces conditions refuse d'être heureux ;
1716 Il ne veut rien devoir à cette violence
1717 Qu'exercent sur nos coeurs les droits de la naissance,
1718 Et pour l'objet qu'il aime est toujours trop zélé,
1719 Pour souffrir qu'en victime il lui soit immolé.
1720 Ce n'est pas que ce coeur au mérite d'un autre
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1721 Prétende réserver ce qu'il refuse au vôtre :
1722 Non, Seigneur, j'en réponds, et vous donne ma foi
1723 Que personne jamais n'aura pouvoir sur moi,
1724 Qu'une sainte retraite à toute autre poursuite...

DOM SYLVE.
1725 J'ai de votre discours assez souffert la suite,
1726 Madame ; et par deux mots je vous l'eusse épargné,
1727 Si votre fausse alarme eût sur vous moins gagné.
1728 Je sais qu'un bruit commun, qui partout se fait croire,
1729 De la mort du tyran me veut donner la gloire ;
1730 Mais le seul peuple enfin, comme on nous fait savoir,
1731 Laissant par Dom Louis échauffer son devoir,
1732 A remporté l'honneur de cet acte héroïque
1733 Dont mon nom est chargé par la rumeur publique ;
1734 Et ce qui d'un tel bruit a fourni le sujet,
1735 C'est que, pour appuyer son illustre projet,
1736 Dom Louis fit semer, par une feinte utile,
1737 Que, secondé des miens, j'avois saisi la ville ;
1738 Et par cette nouvelle, il a poussé les bras
1739 Qui d'un usurpateur ont hâté le trépas :
1740 Par son zèle prudent il a su tout conduire,
1741 Et c'est par un des siens qu'il vient de m'en instruire.
1742 Mais dans le même instant un secret m'est appris,
1743 Qui va vous étonner autant qu'il m'a surpris.
1744 Vous attendez un frère, et Léon son vrai maître :
1745 À vos yeux maintenant le Ciel le fait paroître.
1746 Oui, je suis Dom Alphonse, et mon sort conservé,
1747 Et sous le nom du sang de Castille élevé,
1748 Est un fameux effet de l'amitié sincère
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1749 Qui fut entre son prince et le roi notre père :
1750 Dom Louis du secret a toutes les clartés,
1751 Et doit aux yeux de tous prouver ces vérités.
1752 D'autres soins maintenant occupent ma pensée,
1753 Non qu'à votre sujet elle soit traversée,
1754 Que ma flamme querelle un tel événement
1755 Et qu'en mon coeur le frère importune l'amant :
1756 Mes feux par ce secret ont reçu sans murmure
1757 Le changement qu'en eux a prescrit la nature ;
1758 Et le sang qui nous joint m'a si bien détaché
1759 De l'amour dont pour vous mon coeur étoit touché,
1760 Qu'il ne respire plus, pour faveur souveraine,
1761 Que les chères douceurs de sa première chaîne
1762 Et le moyen de rendre à l'adorable Ignès
1763 Ce que de ses bontés a mérité l'excès.
1764 Mais son sort incertain rend le mien misérable,
1765 Et si ce qu'on en dit se trouvoit véritable,
1766 En vain Léon m'appelle et le trône m'attend :
1767 La couronne n'a rien à me rendre content,
1768 Et je n'en veux l'éclat que pour goûter la joie
1769 D'en couronner l'objet où le Ciel me renvoie,
1770 Et pouvoir réparer par ces justes tributs
1771 L'outrage que j'ai fait à ses rares vertus.
1772 Madame, c'est de vous que j'ai raison d'attendre
1773 Ce que de son destin mon âme peut apprendre :
1774 Instruisez-m'en, de grâce, et par votre discours
1775 Hâtez mon désespoir ou le bien de mes jours.

DONE ELVIRE.
1776 Ne vous étonnez pas si je tarde à répondre,
1777 Seigneur : ces nouveautés ont droit de me confondre.
1778 Je n'entreprendrai point de dire à votre amour
1779 Si Done Ignès est morte ou respire le jour ;
1780 Mais par ce cavalier, l'un de ses plus fidèles,
1781 Vous en pourrez sans doute apprendre des nouvelles.
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DOM SYLVE ou DOM ALPHONSE.
1782 Ah ! Madame, il m'est doux en ces perplexités
1783 De voir ici briller vos célestes beautés.
1784 Mais vous, avec quels yeux verrez-vous un volage,
1785 Dont le crime... ?

DONE IGNÈS.
Ah ! gardez de me faire un outrage,
1786 Et de vous hasarder à dire que vers moi
1787 Un coeur dont je fais cas ait pu manquer de foi ;
1788 J'en refuse l'idée, et l'excuse me blesse :
1789 Rien n'a pu m'offenser auprès de la Princesse ;
1790 Et tout ce que d'ardeur elle vous a causé
1791 Par un si haut mérite est assez excusé.
1792 Cette flamme vers moi ne vous rend point coupable,
1793 Et dans le noble orgueil dont je me sens capable,
1794 Sachez, si vous l'étiez, que ce seroit en vain
1795 Que vous présumeriez de fléchir mon dédain,
1796 Et qu'il n'est repentir, ni suprême puissance,
1797 Qui gagnât sur mon coeur d'oublier cette offense.

DONE ELVIRE.
1798 Mon frère (d'un tel nom souffrez-moi la douceur),
1799 De quel ravissement comblez-vous une soeur !
1800 Que j'aime votre choix et bénis l'aventure
1801 Qui vous fait couronner une amitié si pure !
1802 Et de deux nobles coeurs que j'aime tendrement...
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SCÈNE VI

DOM GARCIE, DONE ELVIRE, DONE IGNÈS,DOM SYLVE, ÉLISE.

DOM GARCIE
1803 De grâce, cachez-moi votre contentement,
1804 Madame, et me laissez mourir dans la croyance
1805 Que le devoir vous fait un peu de violence.
1806 Je sais que de vos voeux vous pouvez disposer,
1807 Et mon dessein n'est pas de leur rien opposer :
1808 Vous le voyez assez, et quelle obéissance
1809 De vos commandements m'arrache la puissance.
1810 Mais je vous avouerai que cette gayeté
1811 Surprend au dépourvu toute ma fermeté,
1812 Et qu'un pareil objet dans mon âme fait naître
1813 Un transport dont j'ai peur que je ne sois pas maître ;
1814 Et je me punirois, s'il m'avoit pu tirer
1815 De ce respect soumis où je veux demeurer.
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1816 Oui, vos commandements ont prescrit à mon âme
1817 De souffrir sans éclat le malheur de ma flamme :
1818 Cet ordre sur mon coeur doit être tout-puissant,
1819 Et je prétends mourir en vous obéissant.
1820 Mais encore une fois la joie où je vous treuve
1821 M'expose à la rigueur d'une trop rude épreuve,
1822 Et l'âme la plus sage, en ces occasions,
1823 Répond malaisément de ces émotions.
1824 Madame, épargnez-moi cette cruelle atteinte ;
1825 Donnez-moi, par pitié, deux moments de contrainte,
1826 Et quoi que d'un rival vous inspirent les soins,
1827 N'en rendez pas mes yeux les malheureux témoins :
1828 C'est la moindre faveur qu'on peut, je crois, prétendre,
1829 Lorsque dans ma disgrâce un amant peut descendre.
1830 Je ne l'exige pas, Madame, pour longtemps,
1831 Et bientôt mon départ rendra vos voeux contents.
1832 Je vais où de ses feux mon âme consumée
1833 N'apprendra votre hymen que par la renommée :
1834 Ce n'est pas un spectacle où je doive courir ;
1835 Madame, sans le voir, j'en saurai bien mourir.

DONE IGNÈS.
1836 Seigneur, permettez-moi de blâmer votre plainte.
1837 De vos maux la Princesse a su paroître atteinte ;
1838 Et cette joie encor, de quoi vous murmurez,
1839 Ne lui vient que des biens qui vous sont préparés ;
1840 Elle goûte un succès à vos desirs prospère,
1841 Et dans votre rival elle trouve son frère :
1842 C'est Dom Alphonse enfin, dont on a tant parlé,
1843 Et ce fameux secret vient d'être dévoilé.

DOM SYLVE ou DOM ALPHONSE.
1844 Mon coeur, grâces au Ciel, après un long martyre,
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1845 Seigneur, sans vous rien prendre, a tout ce qu'il desire,
1846 Et goûte d'autant mieux son bonheur en ce jour,
1847 Qu'il se voit en état de servir votre amour.

DOM GARCIE
1848 Hélas ! cette bonté, Seigneur, doit me confondre :
1849 À mes plus chers desirs elle daigne répondre ;
1850 Le coup que je craignois, le Ciel l'a détourné,
1851 Et tout autre que moi se verroit fortuné ;
1852 Mais ces douces clartés d'un secret favorable
1853 Vers l'objet adoré me découvrent coupable,
1854 Et tombé de nouveau dans ces traîtres soupçons
1855 Sur quoi l'on m'a tant fait d'inutiles leçons,
1856 Et par qui mon ardeur, si souvent odieuse,
1857 Doit perdre tout espoir d'être jamais heureuse.
1858 Oui, l'on doit me haïr avec trop de raison :
1859 Moi-même je me trouve indigne de pardon ;
1860 Et quelque heureux succès que le sort me présente,
1861 La mort, la seule mort est toute mon attente.

DONE ELVIRE.
1862 Non, non : de ce transport le soumis mouvement,
1863 Prince, jette en mon âme un plus doux sentiment.
1864 Par lui de mes serments je me sens détachée ;
1865 Vos plaintes, vos respects, vos douleurs m'ont touchée :
1866 J'y vois partout briller un excès d'amitié,
1867 Et votre maladie est digne de pitié.
1868 Je vois, Prince, je vois qu'on doit quelque indulgence
1869 Aux défauts où du ciel fait pencher l'influence ;
1870 Et pour tout dire enfin, jaloux ou non jaloux,
1871 Mon roi, sans me gêner, peut me donner à vous.
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DOM GARCIE
1872 Ciel, dans l'excès des biens que cet aveu m'octroie,
1873 Rends capable mon coeur de supporter sa joie !

DOM SYLVE ou DOM ALPHONSE.
1874 Je veux que cet hymen, après nos vains débats,
1875 Seigneur, joigne à jamais nos coeurs et nos États.
1876 Mais ici le temps presse, et Léon nous appelle :
1877 Allons dans nos plaisirs satisfaire son zèle,
1878 Et par notre présence et nos soins différents
1879 Donner le dernier coup au parti des tyrans.

FIN DU CINQUIÈME ET DERNIER ACTE.