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PERSONNAGES.


DOM GARCIE, prince de Navarre, amant d'Elvire.
ELVIRE, princesse de Léon.
ÉLISE, confidente d'Elvire.
DOM ALPHONSE, prince de Léon, cru prince de Castille, sous le nom de DOM SYLVE.
IGNÈS, comtesse, amante de Dom Sylve, aimée par Mauregat, usurpateur de l'État de Léon.
DOM ALVAR, confident de Dom Garcie, amant d'Élise.
DOM LOPE, autre confident de Dom Garcie, amant rebuté d'Élise.
DOM PÈDRE, écuyer d'Ignès.

La scène est dans Astorgue, ville d'Espagne, dans le royaume de Léon.
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ACTE I.

SCÈNE PREMIÈRE.

DONE ELVIRE, ÉLISE.

DONE ELVIRE.
1 Non, ce n'est point un choix qui pour ces deux amants
2 Sut régler de mon coeur les secrets sentiments ;
3 Et le Prince n'a point dans tout ce qu'il peut être
4 Ce qui fit préférer l'amour qu'il fait paroître.
5 Dom Sylve, comme lui, fit briller à mes yeux
6 Toutes les qualités d'un héros glorieux ;
7 Même éclat de vertus, joint à même naissance,
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8 Me parloit en tous deux pour cette préférence ;
9 Et je serois encore à nommer le vainqueur,
10 Si le mérite seul prenoit droit sur un coeur :
11 Mais ces chaînes du ciel qui tombent sur nos âmes
12 Décidèrent en moi le destin de leurs flammes ;
13 Et toute mon estime, égale entre les deux,
14 Laissa vers Dom Garcie entraîner tous mes voeux.

ÉLISE.
15 Cet amour que pour lui votre astre vous inspire
16 N'a sur vos actions pris que bien peu d'empire,
17 Puisque nos yeux, Madame, ont pu longtemps douter
18 Qui de ces deux amants vous vouliez mieux traiter.

DONE ELVIRE.
19 De ces nobles rivaux l'amoureuse poursuite
20 À de fâcheux combats, Élise, m'a réduite.
21 Quand je regardois l'un, rien ne me reprochoit
22 Le tendre mouvement où mon âme penchoit ;
23 Mais je me l'imputois à beaucoup d'injustice
24 Quand de l'autre à mes yeux s'offroit le sacrifice ;
25 Et Dom Sylve, après tout, dans ses soins amoureux
26 Me sembloit mériter un destin plus heureux.
27 Je m'opposois encor ce qu'au sang de Castille
28 Du feu roi de Léon semble devoir la fille,
29 Et la longue amitié qui d'un étroit lien
30 Joignit les intérêts de son père et du mien.
31 Ainsi, plus dans mon âme un autre prenoit place,
32 Plus de tous ses respects je plaignois la disgrâce ;
33 Ma pitié, complaisante à ses brûlants soupirs,
34 D'un dehors favorable amusoit ses desirs,
35 Et vouloit réparer, par ce foible avantage,
36 Ce qu'au fond de mon coeur je lui faisois d'outrage.

ÉLISE.
37 Mais son premier amour, que vous avez appris,
38 Doit de cette contrainte affranchir vos esprits ;
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39 Et puisqu'avant ses soins, où pour vous il s'engage,
40 Done Ignès de son coeur avoit reçu l'hommage,
41 Et que, par des liens aussi fermes que doux,
42 L'amitié vous unit, cette comtesse et vous,
43 Son secret révélé vous est une matière
44 À donner à vos voeux liberté toute entière ;
45 Et vous pouvez, sans crainte, à cet amant confus
46 D'un devoir d'amitié couvrir tous vos refus.

DONE ELVIRE.
47 Il est vrai que j'ai lieu de chérir la nouvelle
48 Qui m'apprit que Dom Sylve étoit un infidèle,
49 Puisque par ses ardeurs mon coeur tyrannisé
50 Contre elles à présent se voit autorisé,
51 Qu'il en peut justement combattre les hommages,
52 Et, sans scrupule, ailleurs donner tous ses suffrages ;
53 Mais enfin quelle joie en peut prendre ce coeur,
54 Si d'une autre contrainte il souffre la rigueur,
55 Si d'un prince jaloux l'éternelle foiblesse
56 Reçoit indignement les soins de ma tendresse,
57 Et semble préparer, dans mon juste courroux,
58 Un éclat à briser tout commerce entre nous ?

ÉLISE.
59 Mais si de votre bouche il n'a point su sa gloire,
60 Est-ce un crime pour lui que de n'oser la croire ?
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61 Et ce qui d'un rival a pu flatter les feux
62 L'autorise-t-il pas à douter de vos voeux ?

DONE ELVIRE.
63 Non, non, de cette sombre et lâche jalousie
64 Rien ne peut excuser l'étrange frénésie ;
65 Et par mes actions je l'ai trop informé
66 Qu'il peut bien se flatter du bonheur d'être aimé.
67 Sans employer la langue, il est des interprètes
68 Qui parlent clairement des atteintes secrètes :
69 Un soupir, un regard, une simple rougeur,
70 Un silence est assez pour expliquer un coeur ;
71 Tout parle dans l'amour ; et sur cette matière
72 Le moindre jour doit être une grande lumière,
73 Puisque chez notre sexe, où l'honneur est puissant,
74 On ne montre jamais tout ce que l'on ressent.
75 J'ai voulu, je l'avoue, ajuster ma conduite,
76 Et voir d'un oeil égal l'un et l'autre mérite ;
77 Mais que contre ses voeux on combat vainement,
78 Et que la différence est connue aisément
79 De toutes ces faveurs qu'on fait avec étude,
80 À celles où du coeur fait pencher l'habitude !
81 Dans les unes toujours on paroît se forcer ;
82 Mais les autres, hélas ! se font sans y penser,
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83 Semblables à ces eaux si pures et si belles,
84 Qui coulent sans effort des sources naturelles.
85 Ma pitié pour Dom Sylve avoit beau l'émouvoir,
86 J'en trahissois les soins sans m'en apercevoir ;
87 Et mes regards au Prince, en un pareil martyre,
88 En disoient toujours plus que je n'en voulois dire.

ÉLISE.
89 Enfin, si les soupçons de cet illustre amant,
90 Puisque vous le voulez, n'ont point de fondement,
91 Pour le moins font-ils foi d'une âme bien atteinte,
92 Et d'autres chériroient ce qui fait votre plainte.
93 De jaloux mouvements doivent être odieux,
94 S'ils partent d'un amour qui déplaise à nos yeux ;
95 Mais tout ce qu'un amant nous peut montrer d'alarmes
96 Doit, lorsque nous l'aimons, avoir pour nous des charmes :
97 C'est par là que son feu se peut mieux exprimer ;
98 Et plus il est jaloux, plus nous devons l'aimer.
99 Ainsi, puisqu'en votre âme un prince magnanime...

DONE ELVIRE.
100 Ah ! ne mavancez point cette étrange maxime.
101 Partout la jalousie est un monstre odieux :
102 Rien n'en peut adoucir les traits injurieux ;
103 Et plus l'amour est cher qui lui donne naissance,
104 Plus on doit ressentir les coups de cette offense.
105 Voir un prince emporté, qui perd à tous moments
106 Le respect que l'amour inspire aux vrais amants ;
107 Qui, dans les soins jaloux où son âme se noie,
108 Querelle également mon chagrin et ma joie,
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109 Et dans tous mes regards ne peut rien remarquer
110 Qu'en faveur d'un rival il ne veuille expliquer :
111 Non, non, par ces soupçons je suis trop offensée ;
112 Et sans déguisement je te dis ma pensée :
113 Le prince Dom Garcie est cher à mes desirs ;
114 Il peut d'un coeur illustre échauffer les soupirs ;
115 Au milieu de Léon on a vu son courage
116 Me donner de sa flamme un noble témoignage,
117 Braver en ma faveur des périls les plus grands,
118 M'enlever aux desseins de nos lâches tyrans,
119 Et dans ces murs forcés mettre ma destinée
120 À couvert des horreurs d'un indigne hyménée ;
121 Et je ne cèle point que j'aurois de l'ennui
122 Que la gloire en fût due à quelque autre qu'à lui ;
123 Car un coeur amoureux prend un plaisir extrême
124 À se voir redevable, Élise, à ce qu'il aime,
125 Et sa flamme timide ose mieux éclater,
126 Lorsqu'en favorisant elle croit s'acquitter.
127 Oui, j'aime qu'un secours, qui hasarde sa tête,
128 Semble à sa passion donner droit de conquête ;
129 J'aime que mon péril m'ait jetée en ses mains ;
130 Et si les bruits communs ne sont pas des bruits vains,
131 Si la bonté du Ciel nous ramène mon frère,
132 Les voeux les plus ardents que mon coeur puisse faire,
133 C'est que son bras encor sur un perfide sang
134 Puisse aider à ce frère à reprendre son rang,
135 Et par d'heureux succès d'une haute vaillance,
136 Mériter tous les soins de sa reconnoissance ;
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137 Mais, avec tout cela, s'il pousse mon courroux,
138 S'il ne purge ses feux de leurs transports jaloux
139 Et ne les range aux lois que je lui veux prescrire,
140 C'est inutilement qu'il prétend DONE ELVIRE :
141 L'hymen ne peut nous joindre, et j'abhorre des noeuds
142 Qui deviendroient sans doute un enfer pour tous deux.

ÉLISE.
143 Bien que l'on pût avoir des sentiments tout autres,
144 C'est au Prince, Madame, à se régler aux vôtres ;
145 Et dans votre billet ils sont si bien marqués,
146 Que quand il les verra de la sorte expliqués...

DONE ELVIRE.
147 Je n'y veux point, Élise, employer cette lettre :
148 C'est un soin qu'à ma bouche il me vaut mieux commettre.
149 La faveur d'un écrit laisse aux mains d'un amant
150 Des témoins trop constants de notre attachement.
151 Ainsi donc empêchez qu'au Prince on ne la livre.

ÉLISE.
152 Toutes vos volontés sont des lois qu'on doit suivre.
153 J'admire cependant que le Ciel ait jeté
154 Dans le goût des esprits tant de persité,
155 Et que ce que les uns regardent comme outrage
156 Soit vu par d'autres yeux sous un autre visage.
157 Pour moi, je trouverois mon sort tout à fait doux,
158 Si j'avois un amant qui pût être jaloux ;
159 Je saurois m'applaudir de son inquiétude ;
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160 Et ce qui pour mon âme est souvent un peu rude,
161 C'est de voir Dom Alvar ne prendre aucun souci.

DONE ELVIRE.
162 Nous ne le croyions pas si proche : le voici.

SCÈNE II.

DONE ELVIRE, DOM ALVAR, ÉLISE.

DONE ELVIRE.
163 Votre retour surprend : qu'avez-vous à m'apprendre ?
164 Dom Alphonse vient-il ? a-t-on lieu de l'attendre ?

DOM ALVAR.
165 Oui, Madame ; et ce frère en Castille élevé
166 De rentrer dans ses droits voit le temps arrivé.
167 Jusqu'ici Dom Louis, qui vit à sa prudence
168 Par le feu Roi mourant commettre son enfance,
169 A caché ses destins aux yeux de tout l'État,
170 Pour l'ôter aux fureurs du traître Mauregat ;
171 Et bien que le tyran, depuis sa lâche audace,
172 L'ait souvent demandé pour lui rendre sa place,
173 Jamais son zèle ardent n'a pris de sûreté
174 À l'appas dangereux de sa fausse équité.
175 Mais, les peuples émus par cette violence
176 Que vous a voulu faire une injuste puissance,
177 Ce généreux vieillard a cru qu'il étoit temps
178 D'éprouver le succès d'un espoir de vingt ans :
179 Il a tenté Léon, et ses fidèles trames
180 Des grands comme du peuple ont pratiqué les âmes,
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181 Tandis que la Castille armoit dix mille bras
182 Pour redonner ce prince aux voeux de ses États ;
183 Il fait auparavant semer sa renommée,
184 Et ne veut le montrer qu'en tête d'une armée,
185 Que tout prêt à lancer le foudre punisseur
186 Sous qui doit succomber un lâche ravisseur.
187 On investit Léon, et Dom Sylve en personne
188 Commande le secours que son père vous donne.

DONE ELVIRE.
189 Un secours si puissant doit flatter notre espoir ;
190 Mais je crains que mon frère y puisse trop devoir.

DOM ALVAR.
191 Mais, Madame, admirez que, malgré la tempête
192 Que votre usurpateur oit gronder sur sa tête,
193 Tous les bruits de Léon annoncent pour certain
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194 Qu'à la comtesse Ignès il va donner la main.

DONE ELVIRE.
195 Il cherche dans l'hymen de cette illustre fille
196 L'appui du grand crédit où se voit sa famille.
197 Je ne reçois rien d'elle, et j'en suis en souci ;
198 Mais son coeur au tyran fut toujours endurci.

ÉLISE.
199 De trop puissants motifs d'honneur et de tendresse
200 Opposent ses refus aux noeuds dont on la presse
201 Pour...

DOM ALVAR.
Le Prince entre ici.

SCÈNE III.

DOM GARCIE, DONE ELVIRE,

DOM ALVAR, ÉLISE.

DOM GARCIE
Je viens m'intéresser,
202 Madame, au doux espoir qu'il vous vient d'annoncer.
203 Ce frère qui menace un tyran plein de crimes,
204 Flatte de mon amour les transports légitimes :
205 Son sort offre à mon bras des périls glorieux
206 Dont je puis faire hommage à l'éclat de vos yeux,
207 Et par eux m'acquérir, si le Ciel m'est propice,
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208 La gloire d'un revers que vous doit sa justice,
209 Qui va faire à vos pieds choir l'infidélité,
210 Et rendre à votre sang toute sa dignité.
211 Mais ce qui plus me plaît d'une attente si chère,
212 C'est que pour être roi, le Ciel vous rend ce frère,
213 Et qu'ainsi mon amour peut éclater au moins
214 Sans qu'à d'autres motifs on impute ses soins,
215 Et qu'il soit soupçonné que dans votre personne
216 Il cherche à me gagner les droits d'une couronne.
217 Oui, tout mon coeur voudroit montrer aux yeux de tous
218 Qu'il ne regarde en vous autre chose que vous ;
219 Et cent fois, si je puis le dire sans offense,
220 Ses voeux se sont armés contre votre naissance ;
221 Leur chaleur indiscrète a d'un destin plus bas
222 Souhaité le partage à vos pins appas,
223 Afin que de ce coeur le noble sacrifice
224 Pût du Ciel envers vous réparer l'injustice,
225 Et votre sort tenir des mains de mon amour
226 Tout ce qu'il doit au sang dont vous tenez le jour.
227 Mais puisque enfin les Cieux de tout ce juste hommage
228 À mes feux prévenus dérobent l'avantage,
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229 Trouvez bon que ces feux prennent un peu d'espoir
230 Sur la mort que mon bras s'apprête à faire voir,
231 Et qu'ils osent briguer par d'illustres services
232 D'un frère et d'un État les suffrages propices.

DONE ELVIRE.
233 Je sais que vous pouvez, Prince, en vengeant nos droits
234 Faire par votre amour parler cent beaux exploits ;
235 Mais ce n'est pas assez, pour le prix qu'il espère,
236 Que l'aveu d'un État et la faveur d'un frère ;
237 DONE ELVIRE n'est pas au bout de cet effort,
238 Et je vous vois à vaincre un obstacle plus fort.

DOM GARCIE
239 Oui, Madame, j'entends ce que vous voulez dire :
240 Je sais bien que pour vous mon coeur en vain soupire ;
241 Et l'obstacle puissant qui s'oppose à mes feux,
242 Sans que vous le nommiez, n'est pas secret pour eux.

DONE ELVIRE.
243 Souvent on entend mal ce qu'on croit bien entendre,
244 Et par trop de chaleur, Prince, on se peut méprendre ;
245 Mais puisqu'il faut parler, desirez-vous savoir
246 Quand vous pourrez me plaire, et prendre quelque espoir ?

DOM GARCIE
247 Ce me sera, Madame, une faveur extrême.

DONE ELVIRE.
248 Quand vous saurez m'aimer comme il faut que l'on aime.

DOM GARCIE
249 Et que peut-on, hélas ! observer sous les cieux
250 Qui ne cède à l'ardeur que m'inspirent vos yeux ?

DONE ELVIRE.
251 Quand votre passion ne fera rien paroître
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252 Dont se puisse indigner celle qui l'a fait naître.

DOM GARCIE
253 C'est là son plus grand soin.

DONE ELVIRE.
Quand tous ses mouvements
254 Ne prendront point de moi de trop bas sentiments.

DOM GARCIE
255 Ils vous révèrent trop.

DONE ELVIRE.
Quand d'un injuste ombrage
256 Votre raison saura me réparer l'outrage,
257 Et que vous bannirez enfin ce monstre affreux
258 Qui de son noir venin empoisonne vos feux,
259 Cette jalouse humeur dont l'importun caprice
260 Aux voeux que vous m'offrez rend un mauvais office,
261 S'oppose à leur attente, et contre eux, à tous coups,
262 Arme les mouvements de mon juste courroux.

DOM GARCIE
263 Ah ! Madame, il est vrai, quelque effort que je fasse,
264 Qu'un peu de jalousie en mon coeur trouve place,
265 Et qu'un rival, absent de vos pins appas,
266 Au repos de ce coeur vient livrer des combats.
267 Soit caprice ou raison, j'ai toujours la croyance
268 Que votre âme en ces lieux souffre de son absence,
269 Et que malgré mes soins, vos soupirs amoureux
270 Vont trouver à tous coups ce rival trop heureux.
271 Mais si de tels soupçons ont de quoi vous déplaire,
272 Il vous est bien facile, hélas ! de m'y soustraire ;
273 Et leur bannissement, dont j'accepte la loi,
274 Dépend bien plus de vous qu'il ne dépend de moi.
275 Oui, c'est vous qui pouvez, par deux mots pleins de flamme,
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276 Contre la jalousie armer toute mon âme,
277 Et des pleines clartés d'un glorieux espoir
278 Dissiper les horreurs que ce monstre y fait choir.
279 Daignez donc étouffer le doute qui m'accable,
280 Et faites qu'un aveu d'une bouche adorable
281 Me donne l'assurance, au fort de tant d'assauts,
282 Que je ne puis trouver dans le peu que je vaux.

DONE ELVIRE.
283 Prince, de vos soupçons la tyrannie est grande :
284 Au moindre mot qu'il dit, un coeur veut qu'on l'entende,
285 Et n'aime pas ces feux dont l'importunité
286 Demande qu'on s'explique avec tant de clarté.
287 Le premier mouvement qui découvre notre âme
288 Doit d'un amant discret satisfaire la flamme ;
289 Et c'est à s'en dédire autoriser nos voeux
290 Que vouloir plus avant pousser de tels aveux.
291 Je ne dis point quel choix, s'il m'étoit volontaire,
292 Entre Dom Sylve et vous mon âme pourroit faire ;
293 Mais vouloir vous contraindre à n'être point jaloux
294 Auroit dit quelque chose à tout autre que vous ;
295 Et je croyois cet ordre un assez doux langage,
296 Pour n'avoir pas besoin d'en dire davantage.
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297 Cependant votre amour n'est pas encor content :
298 Il demande un aveu qui soit plus éclatant ;
299 Pour l'ôter de scrupule, il me faut à vous-même,
300 En des termes exprès, dire que je vous aime ;
301 Et peut-être qu'encor, pour vous en assurer,
302 Vous vous obstineriez à m'en faire jurer.

DOM GARCIE
303 Hé bien ! Madame, hé bien ! je suis trop téméraire :
304 De tout ce qui vous plaît je dois me satisfaire.
305 Je ne demande point de plus grande clarté ;
306 Je crois que vous avez pour moi quelque bonté,
307 Que d'un peu de pitié mon feu vous sollicite,
308 Et je me vois heureux plus que je ne mérite.
309 C'en est fait, je renonce à mes soupçons jaloux.
310 L'arrêt qui les condamne est un arrêt bien doux,
311 Et je reçois la loi qu'il daigne me prescrire
312 Pour affranchir mon coeur de leur injuste empire.

DONE ELVIRE.
313 Vous promettez beaucoup, Prince ; et je doute fort
314 Si vous pourrez sur vous faire ce grand effort.

DOM GARCIE
315 Ah ! Madame, il suffit, pour me rendre croyable,
316 Que ce qu'on vous promet doit être inviolable,
317 Et que l'heur d'obéir à sa pinité
318 Ouvre aux plus grands efforts trop de facilité.
319 Que le Ciel me déclare une éternelle guerre,
320 Que je tombe à vos pieds d'un éclat de tonnerre,
321 Ou, pour périr encor par de plus rudes coups,
322 Puissé-je voir sur moi fondre votre courroux,
323 Si jamais mon amour descend à la foiblesse
324 De manquer aux devoirs d'une telle promesse,
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325 Si jamais dans mon âme aucun jaloux transport
326 Fait... ! (Dom Pèdre apporte un billet.)

DONE ELVIRE.
J'en étois en peine, et tu m'obliges fort.
327 Que le courrier attende. À ces regards qu'il jette,
328 Vois-je pas que déjà cet écrit l'inquiète ?
329 Prodigieux effet de son tempérament !
330 Qui vous arrête, Prince, au milieu du serment ?

DOM GARCIE
331 J'ai cru que vous aviez quelque secret ensemble,
332 Et je ne voulois pas l'interrompre.

DONE ELVIRE.
Il me semble
333 Que vous me répondez d'un ton fort altéré ;
334 Je vous vois tout à coup le visage égaré :
335 Ce changement soudain a lieu de me surprendre ;
336 D'où peut-il provenir ? le pourroit-on apprendre ?

DOM GARCIE
337 D'un mal qui tout à coup vient d'attaquer mon coeur.

DONE ELVIRE.
338 Souvent plus qu'on ne croit ces maux ont de rigueur,
339 Et quelque prompt secours vous seroit nécessaire.
340 Mais encor, dites-moi, vous prend-il d'ordinaire ?

DOM GARCIE
341 Parfois.
page 253

DONE ELVIRE.
Ah ! prince foible ! Hé bien ! par cet écrit
342 Guérissez-le, ce mal : il n'est que dans l'esprit.

DOM GARCIE
343 Par cet écrit, Madame ? Ah ! ma main le refuse :
344 Je vois votre pensée, et de quoi l'on m'accuse.
345 Si...

DONE ELVIRE.
Lisez-le, vous dis-je, et satisfaites-vous.

DOM GARCIE
346 Pour me traiter après de foible, de jaloux ?
347 Non, non. Je dois ici vous rendre un témoignage
348 Qu'à mon coeur cet écrit n'a point donné d'ombrage ;
349 Et bien que vos bontés m'en laissent le pouvoir,
350 Pour me justifier, je ne veux point le voir.

DONE ELVIRE.
351 Si vous vous obstinez à cette résistance,
352 J'aurois tort de vouloir vous faire violence ;
353 Et c'est assez enfin que vous avoir pressé
354 De voir de quelle main ce billet m'est tracé.

DOM GARCIE
355 Ma volonté toujours vous doit être soumise :
356 Si c'est votre plaisir que pour vous je le lise,
357 Je consens volontiers à prendre cet emploi.

DONE ELVIRE.
358 Oui, oui, Prince, tenez : vous le lirez pour moi.

DOM GARCIE
359 C'est pour vous obéir, au moins, et je puis dire...
page 254

DONE ELVIRE.
360 C'est ce que vous voudrez : dépêchez-vous de lire.

DOM GARCIE
361 Il est de Done Ignès, à ce que je connoi.

DONE ELVIRE.
362 Oui. Je m'en réjouis et pour vous et pour moi.

DOM GARCIE lit.

363 " Malgré l'effort d'un long mépris,
364 " Le tyran toujours m'aime, et depuis votre absence,
365 " Vers moi, pour me porter au dessein qu'il a pris,
366 " Il semble avoir tourné toute sa violence,
367 " Dont il poursuit l'alliance
368 " De vous et de son fils.
369 " Ceux qui sur moi peuvent avoir empire,
370 " Par de lâches motifs qu'un faux honneur inspire
371 " Approuvent tous cet indigne lien.
372 " J'ignore encor par où finira mon martyre ;
373 " Mais je mourrai plutôt que de consentir rien.
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374 " Puissiez-vous jouir, belle Elvire,
375 " D'un destin plus doux que le mien !

DONE IGNÈS.
(Il continue.)
376 Dans la haute vertu son âme est affermie.

DONE ELVIRE.
377 Je vais faire réponse à cette illustre amie.
378 Cependant apprenez, Prince, à vous mieux armer
379 Contre ce qui prend droit de vous trop alarmer.
380 J'ai calmé votre trouble avec cette lumière,
381 Et la chose a passé d'une douce manière ;
382 Mais, à n'en point mentir, il seroit des moments
383 Où je pourrois entrer dans d'autres sentiments.

DOM GARCIE
384 Hé quoi ! vous croyez donc... ?

DONE ELVIRE.
Je crois ce qu'il faut croire.
385 Adieu : de mes avis conservez la mémoire ;
386 Et s'il est vrai pour moi que votre amour soit grand,
387 Donnez-en à mon coeur les preuves qu'il prétend.

DOM GARCIE
388 Croyez que désormais c'est toute mon envie,
389 Et qu'avant qu'y manquer je veux perdre la vie.

FIN DU PREMIER ACTE.